Le Corbeau et le Crabe ! (Lyssa Jorgensen et Minos Gainsborough)

Lyssa préférait largement la nuit au jour. Probablement parce qu'elle était silencieuse, apaisante. Dangereuse, aussi. Parce que dans la pénombre, de nombreux drames se jouent et restent, bien souvent, cachés aux yeux du monde.

Jørgensen était donc un oiseau de nuit, il n'était pas rare de la croiser dehors à l'heure où tous devraient dormir. C'était d'ailleurs pour ça qu'elle choisissait ces moments-là : personne pour la déranger. Du moins, jusqu'à ce qu'on lui balance un courrier d'un hululement mauvais. Super. Elle n'aimait pas vraiment les hiboux. Un, parce qu'ils étaient ingrats. Et deux parce que ceux-ci, tout particulièrement, lui apportaient rarement de bonnes nouvelles. D'un geste sec, elle attrapa la lettre qui s'ouvrit presque aussitôt. La directrice lui demandait d'accourir à son bureau, usant de terme évidemment plus respectueux. Madame Branford était une femme fortement appréciée, tant par les enseignants que par les élèves. Normal, vu son tempérament. Lyssa se demandait parfois pourquoi avoir décidé de mettre à la tête de l'école quelqu'un d'aussi doux. Il fallait au contraire booster ce vieux château en y apportant du sang neuf, du sang ambitieux.
Son sang, par exemple.

Lâchant un soupire largement trop prononcé, Lyssa pris la direction du bureau de Branford. La fraîcheur de la nuit laissa place à la tiédeur des couloirs. Ils étaient par ailleurs déserts. Dommage, elle aurait apprécié tomber sur un élève pour lui faire regretter d'être né.
Elle gravit une à une chaque marche qui la séparait du bureau -beaucoup trop somptueux- de la Directrice, et une fois devant la porte close, elle toqua poliment.
Lyssa avait horreur d'être convoquée. Mais elle n'avait d'autre choix que de se plier un minimum au règlement pour avoir ne serait-ce que l'espoir de gagner un peu de pouvoir et, in fine, de liberté.

"Vous souhaitiez me voir ?"

On l'accueillit, comme souvent, avec un large sourire qui lui donnait envie de faire demi-tour. D'un geste gracieux, elle lui indiqua un siège pour « patienter » le temps que « tout le monde soit présent ». Ok. Donc c'était une réunion collective. Elle n'aurait pas pu le dire avant, histoire qu'elle se fasse porter pâle ? Et c'était quoi tout ce mystère ? Qu'est-ce qu'elle foutait ici, concrètement ?
Lorsque la porte vibra à nouveau, Jørgensen tourna légèrement la tête. Suffisamment pour apercevoir celle du charmant professeur de défense contre les forces du mal. SU-PER. Retenant un soupire, elle sentit toutefois ses mâchoires se crisper. Sa simple présence réveillait en elle une hargne parfois difficile à contrôler.

Maintenant que Monsieur était arrivé, peut-être pourrait-elle au moins savoir de quoi il s'agissait et, rapidement, quitter son bureau pour retrouver ses quartiers.

Lyssa dut prendre sur elle pour ne pas sortir de la pièce. Elle avait un mauvais pré-sentiment. Ce petit quelque chose au creux de l'estomac qui lui murmurait que ça n'allait pas se passer comme elle l'aurait voulu.
Jetant un regard discret au Professeur Gainsborough, elle accusa le coup lorsque la Directrice leur expliqua la raison de leur présence. Cette blague. Madame Branford avait beaucoup, mais alors beaucoup trop tendance à vouloir harmoniser les relations de ses enseignants. L'idée d'un duel avec Minos aurait pu la faire sourire si elle avait eu la permission d'en faire un combat à mort. « Aussi réel que possible », non ? M'enfin, ce n'était sans doute pas cela que la Directrice avait en tête.

Détournant cette fois franchement le regard vers son collègue, elle lui offrit un large sourire. « Merveilleux ». Un enthousiasme hautement faussé, voilà de quoi satisfaire cette chère Directrice. « Nous avons terminé ? ». Elle hocha la tête, visiblement satisfaite de sa proposition. Lyssa n'avait jamais réellement su si son sarcasme l'atteignait. Si elle le comprenait. Mais Madame Brandford lui avait plus d'une fois fait des propositions étranges qui lui permettait de croire qu'elle cachait bien son jeu. « Je vous laisse vous occuper des détails », poursuivit-elle avant de les autoriser à quitter la pièce.

Parfait. Voilà qu'elle allait devoir faire mumuse avec Minos pour ravir une classe de gamins. Elle n'avait pas parcouru le monde pour pratiquer son art simplement pour se lancer dans une carrière de comédienne. Tout ceci était humiliant.
Une fois la porte refermée, elle sentit son corps relâcher la pression. Faire bonne figure était difficile, elle n'avait pas pour habitude de cacher ses sentiments. Après quelques mètres leur assurant davantage de discrétion, elle se planta devant Minos. « Bien, réglons-ça rapidement. Je te propose de nous débarrasser des détails ce soir pour avoir la paix jusqu'au jour du duel. Puisque tu es professeur de défense contre les forces du mal, il me semble logique d'endosser le rôle d'agresseur ». Bien évidemment, les sortilèges les puissants ne seraient pas autorisés, à moins qu'ils n'aient été planifiés avant. Rien, dans tout cela, ne frôlerait la réalité du duel qu'ils auraient pu mener loin des yeux indiscrets. Minos devait être du genre coriace, c'en aurait été d'autant plus excitant.

La directrice n'avait pas précisé les années qui assisteraient à ce duel, en effet. Et Lyssa trouvait bien dommage d'exclure les premières années. Si jeunes, si naïfs, peut-être qu'observer un combat pouvant être violent leur aurait ouvert les yeux sur ce qu'était en réalité la vie : un parcours difficile vers une fin brutale. A 11 ans, elle le savait déjà. Ces gamins lui semblaient parfois beaucoup trop tendre pour ce qui les attendait.

«Je ne sais pas». En effet, la directrice avait beaucoup parlé. Et si Minos avait fait l'effort de tenter de tout écouter, Lyssa, elle, avait abandonné dès qu'elle l'avait vu entrer dans la pièce. Savoir qu'elle devait travailler avec lui, le combattre sans le blesser pour amuser la galerie était déjà bien suffisant.
Et alors que ses pensées s'enfonçaient vers quelque chose de sombre et de douloureux, la sourire de Gainsborough la ramena sur terre. Lentement, son regard glissa jusqu'au sien où elle cru détecter une lueur de défi. Ses paupières se plissèrent, comme pour tenter de cerner les sous-entendus qui pouvaient se glisser derrière les mots du Professeur et, finalement, elle laissa ses lèvres s'étirer en un sourire espiègle. « Tu n'imagines même pas », lâcha-t-elle finalement. « C'est une excellente idée, Minos ». Et pour une fois, complimenter le Professeur ne lui avait pas brûlé la langue.
Les alentours étaient déserts, et Lyssa avait parfois l'impression que sa voix raisonnait jusqu'à des oreilles indiscrètes, tapies dans l'ombre. « Nous maîtrisons tous deux suffisamment ce domaine pour leur offrir quelque chose de... spectaculaire. En toute sécurité, bien-sûr », finit-elle par ajouter d'un ton plus sec, avant de faire quelques pas dans le couloir. « Nous pourrions comparer nos programmes scolaires pour préparer à chaque année quelque chose de cohérent avec leur apprentissage. Mais je te propose d'aller en parler dans un endroit plus privé, je n'aimerais pas qu'une fouine entende ce que nous avons à dire et gâche la surprise à ses camarades. »
Les élèves pouvaient rapidement devenir de petites créatures fourbes et indiscrètes. Et en réalité, Lyssa n'aimait pas non plus l'idée qu'on les voit discuter ensemble, à une heure si tardive, dans un couloir sombre. Les rumeurs allaient très vites, dans cette école.

Lyssa acquiesça et suivit silencieusement Minos jusqu'à ses appartements. L'idée de se retrouver au beau milieu de la sphère privée du Professeur lui colla un frisson. La Directrice la mettait vraiment dans des situations pas possibles. Si son père ou ses frères voyaient ça, elle ne donnerait pas cher de sa pauvre âme.
Quoiqu'il en soit, prendre le risque que quelqu'un ne les épie et fasse circuler des bruits de couloirs était une idée bien pire. Rapidement arrivés, Lyssa stoppa net devant la porte, attendant qu'il l'invite à entrer. Elle n'était pas du genre à se soucier qu'on l'invite quelque part, mais elle avait toujours trouvé que l'espace de vie d'une personne était sacrée. C'était là que chacun y rangeait ses secrets, ses passions, ses angoisses. C'était là que l'on pouvait être sois-même sans risque d'être jugé. Son regard fit rapidement le tour et elle se concentra pour être sûre de ne rien laisser paraître. Lyssa n'avait pas envie d'être ici. Elle n'avait pas envie de découvrir qui se cachait derrière celui qu'elle enviait, méprisait, détestait. Il devait rester cette cible presque anonyme, rien d'autre.

« Bien, ou en étions-nous ? » lâcha-t-elle finalement, pour replonger dans un sujet plus doux que celui de ses pensées.

Lyssa pris place là où lui lui aménagea un coin, oubliant au passage de l'en remercier. Elle le fixa avec intensité alors qu'il lui expliquait ce qu'il avait en tête. Ce à quoi elle pensait, elle, était à la manière dont elle pourrait tirer avantage de cette mascarade. Malheureusement, les duels au sein de l'école et en public n'aidaient pas vraiment à évincer Minos avec discrétion. Elle n'aurait sans doute pas d'autre choix que de jouer le jeu, et elle commençait à se résigner à cette idée.
« Très bien. » lâcha-t-elle plus distraitement qu'elle ne l'aurait voulu. Elle devait se ressaisir, et donner le change. Ne pas laisser la lassitude prendre le dessus.
Alors Lyssa se redressa et se racla la gorge, comme pour rappeler la concentration à elle. « Et si... nous changions un peu les règles du duel ? » elle n'aimait pas faire les choses comme elles étaient prévues, c'était un fait qui n'avait jamais changé depuis son enfance. « Et si nous demandions aux élèves de choisir à notre place les sorts les plus adaptés pour répondre aux attaques ? Du moins pour les deux premières années. Cela leur permettrait d'entrainer leur esprit. Réagir, c'est bien. Mais réagir intelligemment, c'est mieux ». Un duel réussit nécessite les deux.